Minerve
Le jour n’était pas encore levé lorsque le navire aborda sur une plage isolée d’Ithaque. Inopportunément, Ulysse s’était endormi une demi-heure avant l’arrivée. Ayant scrupule à le réveiller, les marins le transportèrent, enveloppé dans ses couvertures, au pied d’un olivier. Après avoir déposé à côté de lui le coffre rempli des cadeaux des Phéaciens, ils reprirent la mer et s’éloignèrent rapidement. Ce furent les premières lueurs de l’aube qui réveillèrent Ulysse. Il regarda autour de lui. Soit qu’il ne fut jamais allé auparavant dans cet endroit reculé de l’île, soit que le paysage eût changé en vingt ans, soit enfin qu’il fut trompé par le brouillard assez épais qui couvrait la plage, il ne reconnut rien :
« Hélas ! songea-t-il, mes épreuves ne se termineront donc jamais ? Ces maudits marins se seront débarrassés de moi sur le premier rivage venu. »
Comme il faisait ces tristes réflexions, il aperçoit, venant vers lui, un jeune berger. Il le salue, lui demande en quel endroit il se trouve.
— Tu sembles tomber du ciel, lui répond le berger ; ne sais-tu pas que tu es sur le sol d’Ithaque ?
À ce moment, le brouillard se dissipe, et Ulysse reconnaît, vers l’intérieur de l’île, le profil familier des collines d’Ithaque. Une grande joie l’envahit.
— Et toi, lui demande alors le berger, qui es-tu, d’où viens-tu ?
Instruit par l’expérience d’Agamemnon, Ulysse n’est pas pressé de dévoiler son identité ni d’annoncer la nouvelle de son retour. Se faisant passer pour un commerçant étranger, il invente une histoire rocambolesque pour expliquer sa présence sur ce rivage.
Le berger l’écoute avec un sourire quelque peu sceptique. Ulysse, qui craint de laisser son coffre à la portée des passants éventuels, demande au berger de l’aider à le transporter dans une petite grotte voisine. Le coffre est lourd, la pente est forte, Ulysse peine et transpire.
— Tu es plus robuste que tu n’en as l’air, dit-il au berger : ton front n’est même pas mouillé !
— Que veux-tu, lui répond le berger non sans cruauté, je suis jeune, moi.
Lorsqu’ils ont terminé le transport du coffre, le soleil est déjà haut dans le ciel.
— Quelle heure peut-il être ? demande Ulysse.
Le berger regarde le soleil et déclare qu’il doit être onze heures.
— C’est étrange, fait observer Ulysse, les rayons du soleil ne te font même pas sourciller.
— J’ai de bons yeux, répond le berger ; c’est un privilège de la jeunesse.
— Est-ce aussi un privilège de la jeunesse, demande alors Ulysse, que d’avoir un corps qui ne projette pas d’ombre sur le sol ?
Aux trois signes distinctifs qui permettent de reconnaître les dieux lorsqu’ils se déguisent en hommes, Ulysse a deviné la présence d’un Immortel. Le pseudo-berger ne nie pas.
— Décidément, dit-il en riant, il n’est pas encore né, celui qui pourra tromper Ulysse ! Sache donc que je suis Minerve et que c’est grâce à moi que tu es de retour à Ithaque. Mais je ne puis rien faire de plus pour toi, car je craindrais, en t’aidant encore, de provoquer une intervention contraire de Neptune ou une réprimande de Jupiter. Le seul conseil que je puisse te donner est de ne pas te rendre directement à la ville, mais d’aller auparavant t’informer de la situation auprès de ton vieux porcher Eumée, l’un des seuls serviteurs qui soient restés fidèles à ta mémoire.
Sur ces mots, Minerve disparaît.
Ulysse décide de suivre le conseil de la déesse ; mais il juge prudent de ne pas se faire reconnaître trop tôt, même d’Eumée. Il s’efforce donc de se donner l’apparence d’un vieux mendiant : il se rase le crâne, se couvre le visage et le corps de poussière, déchire ses vêtements pour en faire des haillons. Il compte aussi à juste titre, pour se rendre méconnaissable, sur la barbe qu’il s’est laissé pousser depuis son départ d’Ithaque, et sur les altérations, hélas irréparables, que vingt années d’épreuves ont causées à ses traits.